Il est en effet légitime de se poser cette question, qu’une lecture un peu hâtive pourrait inciter à croire provocatrice.
J’étais naguère en Champagne, où un vigneron fort estimable de ma connaissance m’expliquait qu’il était en cours de conversion en viticulture bio. N’ayant pas d’avis très affirmé sur la question, je l’écoutai nous expliquer son choix pour la planète, plus encore que pour la qualité du vin. Soit. La Champagne a connu bien des excès en matière viticole, comme se souviennent les plus anciens comme moi, avec les gadoues urbaines déversées dans le vignoble crayeux, qui du coup était plus bleu que blanc.
Au cours de notre promenade dans la cave, je m’avisai de la présence du sucre, utilisé (en toute légalité, on est en Champagne) à plusieurs étapes de la production du vin éponyme. Et notre sympathique vigneron de s’écrier : « il faut que je le rende à mon fournisseur, c’est du sucre de betterave produit localement ! ».
Etonnés par ce dégoût soudain, nous nous enquîmes des raisons de cette ire : « dans la charte bio, il faut utiliser du sucre bio, et il vient de la canne produite au Brésil ». Ah ! donc pour protéger la planète, il faut acheter du sucre produit sur un autre continent, qui fera mille kilomètres en camion, huit mille en bateau, et à nouveau deux cents en camion, et qui provient de champs cultivés après la partielle déforestation de l’Amazonie (sans compter que les règles sud-américaines du bio ne sont pas tout à fait les nôtres) !
Donc je repose la question : le vin bio rend-il aveugle ? Faut-il à ce point être obtus que de contraindre à une telle absurdité des vignerons qui ne cherchent qu’à améliorer leur contribution environnementale ? Si le but est d’améliorer notre impact sur la planète, ne vaut-il pas mieux envisager une charte de la viticulture durable, qui tienne compte de l’ensemble des éléments autour de la plante ? On évitera par la même occasion les concentrations toxiques de sulfate de cuivre… qui poussent certains vignerons à quitter le bio.
La vigne est un écosystème complexe, où l’on ne peut s’affranchir de penser globalement, comme le montre la mortalité prématurée des pieds de vigne plantés depuis vingt ans. Les vignes menées en bio ne paraissent pas résoudre le problème, mais la chimie est visiblement tout aussi impuissante contre les maladies du bois, dont la propagation actuelle paraît plus provenir de l’abandon de l’arsenite de sodium (en raison de sa toxicité, pas de son efficacité) ainsi que des méthodes de production des pieds de vigne en pépinière.
La viticulture durable ne passe pas que par une moindre utilisation des produits de synthèse, mais aussi par une position ouverte sur certains produits comme le sucre, que l’on ne produit pas en bio en Europe, et de vraies études sur le matériel végétal car, depuis les années 60, on a parfois privilégié la sélection productive, ou la résistance au gel, mais sans doute pas assez tenu compte d’autres éléments comme la résistance aux champignons, par exemple. La solution n’est-elle pas de revenir à une sélection autochtone des meilleurs pieds de chaque vigne ?
Si l’ensemble des acteurs de la filière viti-vinicole, bio ou pas, ne se mettent pas à raisonner en termes de durabilité, il est à craindre qu’on ne connaisse plus à l’avenir des vignes centenaires comme il en existe encore. Et quel vin peut-il mieux représenter son terroir, ce qui est en fin de compte l’objectif de tout vigneron honnête, qu’un vin issu de vignes octogénaires ou centenaires ? Il est temps de mettre d’accord les acteurs de la filière viti-vinicole pour financer de nouveaux programmes de recherche, de crainte que le matériel végétal ne devienne vraiment végétatif !
Notes
- J’ignore pourquoi on parle de cycle végétatif en matière de vigne, alors que l’état « végétatif » n’est pas très vivace…
- Une étude de l’Inra suggèrent que le sucre, notre bon vieux sucre quotidien, serait un excellent agent de protection de la vigne (et des vergers) en pulvérisation foliaire infra-doses. Ce serait une vraie révolution naturelle et bonne pour l’environnement, pour peu qu’on ne l’importe pas du Brésil.
- Outre le matériel végétal, il faut aussi tenir compte de l’environnement : le réchauffement climatique n’explique pas tout. La déforestation en bordure des vignobles modifie le microclimat, et on s’étonne après que les anciennes barrières climatiques naturelles n’arrêtent plus les orages de grêle… Mais elles n’existent plus !
- Il y a bien d’autres sujets de réflexion à traiter autour du vin, mais comme les changements de conduite de la vigne, je crois qu’il faut y aller par petites doses.
- Merci à Gérard Vincent, président de la CEPAA (Compagnie des Experts de Justice en Activités Agricoles et aagro-alimentaires), qui a bien voulu me relire et m’apporter des informations précieuses. Toutefois, les interprétations que j’en fais ne représentent que mon point de vue personnel, et je suis seul à blâmer !